L’article le plus controversé du projet de loi “pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration” prévoit de régulariser les travailleurs “sans-papiers” dans les métiers en tension. Combattu à droite et à gauche, il a subi, début novembre en discussions au Sénat, de profonds changements. Que dit-il ? Quelles implications peut-il avoir ? Pourquoi tant de discussions ? Metishima fait le point.
Le lexique courant qui popularise le concept de “métiers en tension” ne doit pas occulter les autres dimensions de la pénurie de main-d’œuvre. En effet, celle-ci se situe autant au niveau des professions, des domaines d’activité que de la géographie. Dans ces métiers, dans ces secteurs et dans ces régions, les recrutements sont dits en tension en raison du déséquilibre entre l’offre du travail disponible et la demande sur le marché.
Le projet de loi tel que présenté par le ministre de l’Intérieur prévoyait la “régularisation de plein droit” d’un travailleur étranger dans les métiers en tension, en situation irrégulière. Seules conditions, avoir travaillé au moins 8 mois dans les 24 derniers mois et avoir résidé en France pendant au moins 3 ans. Le Sénat a modifié cette disposition en augmentant la durée de travail à au moins 12 mois sur les 24 mois pendant les 3 ans et en soulignant que ces conditions pour la régularisation “ne sont pas opposables à l’autorité administrative”.
De la tension en constante évolution ?
Les tensions de recrutement ne sont pas des faits du hasard qui arrivent du jour au lendemain. Elles sont le fait de différents facteurs qui vont de la raréfaction de candidats qualifiés et/ou de formations spécifiques, aux conditions – mauvaises, dures – de travail. Sans oublier la précarisation des contrats (intérim et autres CDD courte durée, etc.) ou encore l’intensité de recrutements. Pôle emploi (BMO, 2023) note ainsi qu’entre autres motifs évoqués par les employeurs, l’insuffisance de candidats se situe à 85%, l’inadéquation des profils à 79% ou encore les conditions de travail évoqués à raison de 37%.
Il faut noter que ces déterminants sont par nature changeants et évolutifs. D’un métier, d’un secteur d’activité, d’une région à l’autre, au fil du temps. En cascade, la liste des métiers en tension, suit la courbe. Établie pour la première fois en 2008, par l’arrêté du 18 janvier, la liste a ainsi évolué en 2021. L’arrêté d’avril 2021 montre que les métiers d’aides à domicile, d’ingénieurs et autres cadres administratifs, de professionnels travaillant la pierre, les paramédicaux ainsi que les spécialistes de l’appareillage médical notamment étaient ressortis des tensions du marché de travail. Sauf qu’en 2022 seulement, les aides à domicile refont surface si l’on en croit l’enquête annuelle BMO (Besoins en main d’œuvre) de Pôle Emploi.
Les listes des métiers en tension sont donc instables ainsi que le sont leurs déterminants. Le projet de loi actuel pour “contrôler l’immigration, améliorer l’intégration” devra par conséquent s’accompagner d’un nouvel arrêté qui met à jour la liste de 2021. Enfin, si la disposition concernée est adoptée dans sa version initiale telle qu’introduite par les ministres ayant l’Immigration et le Travail dans leurs attributions.
Et si la régularisation s’appliquait à tous les travailleurs sans-papiers ?
Cette nécessité de mise à jour pointe toutefois un défi : soit l’établissement des métiers en tension se fera de manière régulière et permanente, soit certains des travailleurs ”sans-papiers” demeureront en situation irrégulière tout en exerçant des professions, dans des secteurs et zones en tensions. Les enquêtes BMO montrent en effet que les tensions évoluent sans cesse sur le marché de l’emploi. Va-t-on donc vers une instabilité législative dans ce domaine où la législation sacrifiera certains des ayants droits ?
Mais une grande interrogation se situe davantage au niveau éthique. L’approche de la sélectivité dans la régularisation des travailleurs issus de l’immigration en situation irrégulière est déjà critiquée pour être trop utilitariste. Cette doctrine proudhonienne – l’utilitarisme – qui fait de l’intérêt sociétal le principe de l’action humaine, réduit l’homme à l’objet. Sa place dans la société serait mesurée à l’aune de sa contribution à la vie globale.
Au demeurant, c’est donc une nouvelle approche binaire qui s’invite dans le champ migratoire. De réfugié/migrant, respectivement sous-entendu le légitime à l’asile et l’exilé économique au mieux – au pire le mendiant –, aux bons/mauvais immigrés jugés sur base de leur intégration notamment professionnelle, une dichotomie bons et mauvais travailleurs sans-papiers rentre dans ces considérations sur base de contribution particulière à pallier les tensions sur le marché de l’emploi.
De quelle contribution s’agit-il en l’occurrence ? Avoir “accepté”, “choisi” de travailler dans les métiers en tension. Soit du travail que personne ne veut ou ne peut faire, en raison de la dureté, de l’indignité des conditions. Petit zoom sur ces dernières.
La précarité des travailleurs “sans papiers”
Les travailleurs étrangers en situation irrégulière ou travailleurs ”sans-papiers” font face à des conditions de travail particulièrement difficiles. Entre autres caractéristique, l’exploitation, le manque de protection sociale ( ils ont peu ou pas accès aux soins de santé, à l’éducation et aux prestations sociales) et les bas salaires.
C’est une main d’œuvre bon marché, confinée dans des emplois précaires, contrainte à l’exploitation par leur statut administratif incertain dont profitent des employeurs (De Genova, 2002 ; Anderson, 2010 ; Chauvin, Le Courant et Tourette, 2021).
Ainsi sont-ils souvent contraints d’accepter des emplois dans des secteurs peu réglementés. A l’instar des métiers tels que ceux du bâtiment, le nettoyage, l’agriculture ou encore le plus prisé à savoir la livraison de repas. Soit des emplois le plus souvent associés à des horaires de travail excessifs, des conditions de sécurité insuffisantes et des salaires bien en deçà des standards minimums.
En outre, leur statut précaire les rend réticents à dénoncer ces conditions, de peur de représailles (risque d’expulsion en révélant leur irrégularité) ou de perdre leur emploi – un employeur pouvant renvoyer à sa guise son salarié sans avoir à lui verser des indemnités ou craindre qu’il le traîne devant la justice. Contraintes à la passivité devant ces injustices plurielles, ces personnes sont ainsi coincées dans un cercle vicieux de vulnérabilité. Serait-ce donc le prix à payer pour obtenir la régularisation de leur situation ?
Le “travail au noir” entraine jusqu’à 6 milliards d’euros de manque à gagner
Nous l’avons dit : la régularisation sélective des travailleurs en situation irrégulière fera des victimes parmi les ayant-droits en raison des mutations de tensions du marché de travail. En pareille occurrence, pourquoi ne pas régulariser tous les travailleurs sans-papiers, alors même que les études existantes montrent déjà que les personnes immigrées dans l’ensemble occupent des fonctions précaires (ouvriers, employés , etc.) dans leur grande majorité, et donc susceptibles de basculer dans des métiers sous tension ?
Et plusieurs autres questions méritent d’être posées ici : que gagnerait la société en maintenant dans l’insécurité, la vulnérabilité et l’incertitude une partie des personnes qui travaillent ? Serait-ce la crainte d’accusations de politique incitative, le fameux «appel d’air» sans cesse dénoncé à droite ? Cette précarisation – choisie – aurait-elle quelque effet positif pour notre société commune ? Sinon, à qui profiterait-t-elle ? Enfin, la société ne risque-t-elle pas de le percevoir comme une manière de dire aux étrangers en situation irrégulière – et ce faisant aux personnes d’origine étrangère en général – qu’elles ne devraient pas prétendre aux emplois hors tension ?
Dans tous les cas, le “travail au noir” auquel font recours notamment les personnes immigrées en situation irrégulière constitue un grand manque à gagner. 5 à 6 milliards d’euros, a affirmé Gabriel Attal, fin 2022, alors ministre du Budget et des Comptes publics, rappelant qu’ “une partie de notre économie tourne grâce à l’immigration”.